Les siréniens de Castellane
A qui profite la collision ? Aux mammifères marins de Castellane
Un maillon de l’histoire des Alpes …
Au nord de Castellane, se trouve un gisement unique au monde pour ses fossiles de mammifères marins herbivores, les siréniens. Ce gisement raconte un moment clé de l’histoire des Alpes : la collision.
La collision des blocs continentaux de l’Eurasie et de l’Apulie (micro-plaque au nord de l’Afrique), à l’origine des Alpes, se produit vers -35 millions d’années. L’Apulie forme une sorte de promontoire qui va poinçonner l’Europe et s’y encastrer. Les premiers reliefs alpins qui en résultent se forment loin à l’est, au niveau de la future Italie. La poussée continue de se propager et la chaîne naissante « avance » de plus en plus vers l’ouest, en refoulant devant elle un bras de mer. La mer envahit ainsi un paysage en partie aplani. Toutefois, quelques kilomètres à l’ouest de Castellane, selon une ligne du nord au sud, elle butte sur des reliefs trop élevés pour être franchis. Au nord de Castellane, la côte est rocheuse et le fond de la mer irrégulier.
Les premiers dépôts de sédiments marins comblent les creux de la topographie avant de devenir plus homogènes. Parmi ces premiers dépôts, se trouvent des calcaires qui contiennent à la fois les ossements de siréniens mais aussi de tous petits fossiles ressemblant à des lentilles de 2 à 3 mm de diamètre. Ces petits tests (sortes de coquilles) abritaient des organismes unicellulaires, des foraminifères, qui vivaient sur le fond de la mer. Ce sont des nummulites, précieux fossiles utilisés pour dater les roches de la première moitié du Tertiaire. Le Paléogène est aussi appelé le Nummulitique !
Sur le site des siréniens, ces nummulites ont permis d’attribuer un âge de -35 millions d’années aux calcaires et aux fossiles qu’ils contiennent et également, indirectement, à la collision.
Ces calcaires nummulitiques recouvrent et fossilisent une ancienne topographie constituée par un relief calcaire rongé par l’érosion et la dissolution, c’est-à-dire un relief karstique. Sur ce site, des calcaires de -35 millions d’années (Eocène) se superposent directement à des calcaires bien plus anciens de -145 millions d’années (Jurassique terminal). Où sont donc passés les 110 millions d’années manquants entre les deux ?
La réponse tient à des événements qui se sont déroulés entre -80 et -40 millions d’années. C’est à cette époque que l’ensemble formé par l’Ibérie et la micro-plaque corso-sarde entre en collision avec l’Europe lors d’une première phase de plissements, appelés pyrénéo-provençaux. Cette phase a affecté la Haute-Provence en y formant les premiers reliefs. Ces reliefs ont subi une profonde érosion, supprimant les couches les plus tendres sur une épaisseur évaluée à près de 1000 mètres (tout le Crétacé), jusqu’à un soubassement plus dur (le Jurassique terminal), attaqué à son tour par une intense altération (karstification). Puis localement, l’arrivée de la mer les a partiellement ennoyés il y a -35 millions d’années.
A cette époque, les siréniens vivaient dans la mer, à quelques centaines de mètres des dangereux rochers où les fonds hébergeaient des prairies d’algues à l’arrière d’édifices récifaux. On retrouve leurs restes dans les creux formés par les reliefs karstiques. Ces mammifères herbivores, brouteurs d’algues marines se sont retrouvés là lors de tempêtes catastrophiques pendant lesquelles sédiments et carcasses ont été projetés en masse sur la côte où ils sont restés piégés par la topographie.
Pour autant, les siréniens ont profité des lieux durant quelques millions d’années avant que la surrection alpine gagne du terrain et que les bassins marins soient comblés et déformés à leur tour.
… en lien avec les Grés d’Annot ou Les Eaux Tortes
Lorsque la mer Tertiaire est refoulée par la surrection alpine vers -40 à -35 millions d’années, elle envahit les dépressions formées à la périphérie de l’arc alpin et ses premiers dépôts sont les calcaires nummulitiques. Ces dépôts sont immédiatement suivis par des ensembles marneux puis par des grès. Les géologues parlent de « trilogie » pour cette succession caractéristique : calcaire nummulitiques/marnes/grés. Cette trilogie s’observe à Castellane, à Annot, en haute Ubaye ainsi qu’au sud du Mercantour. A Annot, les grès de cette trilogie sont très présents dans le paysage, si bien qu’on les appelle « grès d’Annot » partout où ils affleurent.
Le site des Eaux Tortes offre une magnifique vue sur la Grande Séolane. Tout comme à Castellane, il manque 110 millions d’années de dépôts puisque les calcaires nummulitiques se sont déposés directement sur les calcaires du Jurassique supérieur. Il y a toute fois une différence de taille : la série a été renversée par la tectonique et les nummulites sont passées sous le Jurassique.
Ce que l’on peut décrypter du paysage actuel
Les fossiles de siréniens à Castellane sont exceptionnels par leur nombre, leur ancienneté et la qualité de leur conservation. Ce site, aujourd’hui aménagé par la Réserve géologique de Haute-Provence, est un véritable trésor pour les paléontologues.
Le grand public peut y découvrir 200 ossements fossiles avec une multitude de côtes, de vertèbres, de crânes, et d’os des membres. C’est un véritable puzzle à reconstituer !
A la sortie du petit pont qui enjambe le ruisseau, on foule l’ancien paysage calcaire vieux de plus de 35 millions d’années et qui est dégagé par l’érosion contemporaine. Sur la rive opposée, on aperçoit les calcaires nummulitiques un peu jaunes qui viennent se mouler sur les creux et les bosses des calcaires jurassiques : l’ancienne topographie a été littéralement fossilisée.
Une petite anecdote ?
Malgré quelques analyses, la couleur rose des ossements des siréniens reste un mystère. Cela alimente certaines théories loufoques en faveur de la parenté des siréniens et des éléphants.
Plus sérieusement, ces deux mammifères sont en effet très proches. Au cours de l’évolution, seul le groupe des siréniens s’est (ré-) adapté à la vie aquatique.
Les fossiles du site de Castellane datent de la fin de l’Eocène et sont donc très anciens pour l’histoire des siréniens. De tels restes sont rares à l’échelle du monde, leur étude apporte donc de précieux renseignements sur l’évolution et les transformations des squelettes et des dentitions réalisées dès cette époque. Par exemple, on sait grâce aux découvertes faites à Castellane, qu’il y a 35 millions d’années les pattes antérieures des siréniens étaient déjà parfaitement transformées en nageoires, tandis que leurs pattes arrières n’avaient pas encore totalement régressé. Chez les dugons actuels, leurs descendants, ces pattes arrière ont en revanche totalement disparu.